Matthew était, une fois de plus, parti courir. Andrea l'avait laissé partir, se moquant toujours autant de lui à ce sujet. Certaines personnes, normales, profitaient de leurs soirées pour regarder un match à la télévision et se reposer. D'autres, moins normales, préféraient ressortir sous le soleil qui faiblissait tout juste. En plus, il emmenait son chien avec lui. Pure torture, selon lui.

Affalé dans le canapé, l'anglais caressais pensivement la tête d'une Idylle visiblement en sérieux manque d'affection. Son chien-loup, quant à lui, ronflottait dans son panier, dans l'entrée. Andrea n'entendait ni Simbad ni Artémis, mais il se doutait que les deux chiens de son compagnon devaient encore visiter l'appartement. Encore heureux pour la gente canine, Matthew n'amenait que Ness lors de ses footing.
Il fut brusquement interrompu dans sa rêverie par des coups rapides frappés à la porte. Comme si ça ne suffisait pas, la sonnette électronique vint lui vriller les tympans. Se levant du canapé, le brun devina immédiatement que ce n'était pas son chéri qui revenait, il était parti trop peu de temps avant. Et, à moins d'être sauvagement attaquée par une armée de mouettes en furie, jamais il ne se mettrait à frapper ainsi.

Aussi, sa surprise fut complète lorsqu'il ouvrit la porte sur une tête brune bien connue. Alexis ! Enfin, elle avait trouvé le temps de revenir le voir, depuis l'incident en Espagne ! Ouvrant la porte en grand, retenant avec le pied son énorme chienne blanche de sortir, il invita sa sœur à rentrer.

- Lexy' ! Entre, je t'en prie ! Tu peux pas savoir comme ça me fait plaisir que tu passes me voir !

Il s'était attendu à tout. Même à ce qu'elle se jette dans ses bras, mue par un quelconque chagrin d'amour. Même à ce qu'elle lui raconte qu'elle avait tué quelqu'un. Mais certainement pas à ce qu'il se prenne une baffe bien placée. Le souffle choqué plus par la réaction de sa sœur que par le choc -force de jeune fille expliquant cela- il la regarda avec des grands yeux écarquillés.
Lorsque le téléphone tomba et qu'elle lui expliqua, il lâcha un soupir de soulagement. Alors donc, ce n'était que ça. La fameuse photo qui faisait perdre son sang-froid à tout le monde. Sauf à lui. C'était ironique, alors même que c'était lui l'auteur du baiser.

Ne souhaitant pas s'embourber dans des explications mielleuses sur son actuelle situation alors même que sa sœur semblait sur le point de l'étriper vivant.

- C'est l'idée d'un petit plaisantin. C'est dommage, il est parti courir, sinon je te l'aurais présenté. Viens un peu par là, les murs de la rue ont des oreilles. Et tout simplement y'a des gens qui passent.

Dégageant définitivement Idylle de là, il tira doucement mais fermement sa sœur par la bras, la menant à l'intérieur, refermant la porte sur un couinement désapprobateur de sa chienne. Il repris la main de la brune, l'amena jusqu'au canapé. Si elle voulait s'asseoir, elle faisait comme bon lui semblait.

- Il a été brûlé dans l'incendie. Il est atrophié, mais il est toujours là, si ça peut te rassurer.

Il écarta le pan de sa veste, dévoilant la peau rougeoyante et marbrée de rose. Sa main était sagement enfoncée dans sa poche, le bras n'ayant plus que la peau sur les os.

Alors que sa sœur faisait les cent pas devant le canapé, Andrea ne se fit pas prier pour s'asseoir dans un fauteuil, restant face à elle. Enfin, autant en face que possible alors qu'elle semblait s'amuser follement à faire l'aller-retour devant le sofa. Lorsqu'elle lui posa encore une fois la même question, il ne put retenir une grimace. Zut, même le bras ne l'avait pas déstabilisée assez pour qu'elle lâche l'affaire.

Le cerveau carburant à toute allure, il cherchait une porte de sortie. Bizarrement, cela ne le gênait pas de se promener main dans la main devant des inconnus dans la rue, mais lorsqu'il s'agissait d'avouer à sa petite sœur chérie qu'il était gay... Mine de rien, son fameux sang-froid lui faisait faux bond. Non. Tant que ça ne serait pas nécessaire, il ne lui dirait pas que, tous les soirs, un homme éloignait ses cauchemars.
A la limite, il le lui dirait quand il serait certain que son militaire pourrait le protéger. Parce que là, dans le moment présent, il doutait de pouvoir lutter contre la rage sourde qui semblait animer Alexis. Lors de l'hospitalisation il avait perdu en muscles, et avec un seul bras la bataille semblait perdue d'avance.
Se souvenant avec un petit pincement au cœur que c'était en s'inscrivant au cours de théâtre du lycée qu'il avait rencontré sa femme, il joua de ses talents d'acteurs.

- Crois-moi, si je savais moi-même qui c'est, je serais allé lui demander des comptes depuis belle lurette... Sauf que j'avais visiblement trop bu pour pouvoir m'en souvenir. Mais je pensais pas que ça te mettrait dans cet état, c'est juste... Facebook quoi.

Contrairement à ce qu'il avait craint, Alexis goba tout ce qu'il venait de lui dire. Elle s'approcha de lui, plongeant ses yeux dans les siens. Mais Andrea s'était promis que ses prunelles bleues ne révéleraient rien. Avec un pincement au cœur, il pensa un instant à Matthew, qui passait son temps à lire tout ce qu'il ressentait dans ses yeux. Il n'aimait pas mentir ainsi à sa sœur, mais la réaction de cette dernière l'avait ébranlé au plus haut point. Il s'était brusquement rendu compte qu'ils allaient tous les deux devoir faire face à une famille et à des amis qui avaient, à priori, toujours vu leur parent ou leur amis en tant que fier hétérosexuel. Mine de rien, c'était bien plus facile de mentir que de dire la vérité. Mais aussi bien plus douloureux.
Avec un sourire sardonique, il acheva de rassurer la brunette.

- Dois-je te rappeler à quel point je ne tiens pas l'alcool, darling ?...

Il saisit avec plaisir la perche que lui tendais Alexis, se levant du canapé et passant son bras autour de ses épaules. Retrouvant la verve qu'il avait lorsqu'il connaissait bien les personnes à qui il s'adressait, il lui fit visiter. Fort heureusement pour lui, il était à cheval sur l'ordre, et mis à part les deux rasoirs et les deux brosses à dents dans la salle de bain, rien ne révélait la présence d'un autre homme à la maison. Aussi, il passa rapidement devant la salle de bain, entraînant sa sœur dans la cuisine.

- Je ne t'ai même pas proposé à boire !

Ils revinrent bien vite dans la cuisine, et Andrea put se remettre à respirer plus normalement. Ici, c'était son univers, pas vraiment celui de Matthew, et il savait qu'il n'y avait aucun risque que sa sœur ne découvre quoi que ce soit ici. Une cuisine, c'était une cuisine, point barre.
Sa remarque lui arracha un sourire à demi-contrit, mais il fut particulièrement heureux en entendant sa demande. Se penchant pour sortir deux grands verres du placard juste en-dessous de lui, il répondit à sa chère sœur, l'amusement teintant sa voix.

- Ce serait mal me connaître que de penser que non...

Nullement handicapé par la perte de sa main, il réussit tout à fait à s'emparer des bouteilles et à dévisser le goulot du lait. Il avait développé une nouvelle technique pour chaque petit geste du quotidien, s'adaptant relativement bien. Après l'attentat, il avait déjà du abandonner son bras pour les travaux de force. Avec une pensée amère, il songea que l'incendie avait finalement terminé le travail...

Il referma le frigidaire et poussa le verre destiné à Alexis sur le plan de travail. Le bruit de la porte du frigo eu pour splendide effet d'attirer l'oreille d'une Idylle particulièrement gourmande, et il vit sa grande peluche blanche s'approcher prudemment de la cuisine. Elle savait qu'en l'absence de son maître, elle n'avait pas le droit d'y entrer. Fraîchement brossée, elle n'avait pas encore eu le temps de salir sa fourrure, et elle arrive immaculée devant la brunette, reniflant, intriguée, la nouvelle-venue.

- Je ne t'ai pas présenté mes chiens ! Elle, c'est Idylle. L'autre ne devrait pas tarder, et deux ne sont pas à moi, je les garde pour le voisin...

C'était un beau mensonge, mais il refusait de lui laisser croire qu'il s'était encombré de 4 chiens. Et puis il savait que sa sœur se serait doutée de quelque chose, car il était trop anglais pour supporter plus d'une ou deux boule de poils dans son petit environnement rangé au carré...

Andrea buvait son verre petite gorgée par petite gorgée, léchant soigneusement la moustache lactée qu'il se créait à chaque fois. Jamais il n'aurait pu boire le lait-menthe avec une paille. Cela aurait été un vrai sacrilège. Le lait-menthe était une religion chez la fratrie Echtears. Les moustaches vertes étaient autant de bons souvenirs de leur enfance, quand Andrea avait encore ses deux bras et la présence réconfortante d'Alexis et d'Angel.

Il avala de travers lorsque sa sœur lui fit une réflexion sur ce "voisin". Elle gobait chaque nouveau mensonge, si bien que c'en devenait presque étrange... Mais ce qui paniquait le plus Andrea, c'était qu'il arrivait à expliquer chaque situation avec un nouveau mensonge, sans y réfléchir plus que ça. S'était-il déjà préparé, inconsciemment, à affronter le regard de sa sœur et de son frère ? Quoique, vu le tissu de mensonge dans lequel il s'enroulait, ce n'était pas vraiment de la préparation...

- Je supposes que tu as déjà vu Angel, non ?

Cette supposition, il la savait parfaitement vraie. Si Angel était venu ici, c'était pour retrouver sa sœur plus que tout. Certes, il avait semblé ravi de revoir aussi Andrea, mais le débourreur savait qu'il n'y avait qu'Alexis pour faire craquer ainsi Angel et le faire venir en France, dans une écurie.

Il siffla tranquillement sa chienne, qui se décrocha d'Alexis pour venir voir son maître. Gepetto, pourtant à l'autre bout de l'appartement, vint lui aussi à la porte de la cuisine, et y entra directement lorsqu'il vit sa compagne chienne déjà à l'intérieur.

- Voici 'Eto. C'est bien un chien, malgré tout... Un ancien chien de malvoyante, c'est pour ça que je l'ai pris lui.

Andrea n'écouta même pas les réponses diverses d'Alexis. Il avait nettement vu les deux chiens de Matthew se précipiter à la porte et commencer à couiner. L'anglais se rendit compte qu'il tremblait, et alors qu'il posait son verre, la poignée de la porte s'abaissa, comme un écho au bruit du verre sur le plateau marbré de la cuisine.

Il regarda sa sœur et malgré lui son regard revint sur un Matthew qui poussait la porte de l'entrée tout en jetant un regard étonné vers Alexis assise à la table de la cuisine. Bien qu'il redoutât plus que tout la réaction de sa sœur en voyant cet inconnu rentrer chez lui sans même avoir eu besoin de frapper, il sourit. Un grand sourire, destiné à ce blond qu'il aimait tellement.
Il le vit s'approcher de lui et oublia un instant sa sœur alors qu'il se dressait sur la pointe des pieds pour avoir son bisou du soir.

Brusquement, il se rappela qu'Alexis était dans la cuisine. Et, à sa grande honte, ce n'était même pas pour elle qu'il y avait pensé. Mais la seule pensée cohérente qui avait pu percer le brouillard de son esprit, c'était que Matthew risquait d'être jaloux de voir une jeune fille avec lui dans sa cuisine alors qu'il n'avait pas été prévenu.

- Matthew, je te présente Alexis, ma sœur. Alexis, je te présente Matthew, mon... copain.

Comme prévu, il avait affreusement honte d'avoir menti à sa chère sœur. Mais il avait trop de respect pour Matthew pour refuser d'assumer leur relation quand il était avec lui. Bien que, devant sa sœur, ce soit nettement plus compliqué.

Tout s'enchaîna trop vite. D'aussi loin qu'il se souvienne, Andrea n'avait jamais réussi à déchaîner une quelconque colère chez sa sœur. Ils s'étaient toujours entendus comme les deux doigts de la main, et bien que leurs liens se soient abîmés après l'attentat, jamais ils n'en étaient venus à s'engueuler aussi ouvertement.
Mais, pensa-t-il alors qu'il essuyait de son bras valide le lait qui lui dégoulinait sur le visage, jamais il n'avait été jusqu'à mentir à sa sœur. Jamais il n'avait caché quoi que ce soit à sa chère Alexis et son amour d'Angel. Jamais il n'avait laissé sa vie entacher la confiance aveugle qui régnait dans la fratrie.

Jamais, jusqu'à ce que Matthew arrive dans sa vie.
Décidément, Matthew rimait souvent avec un jamais révolu, songea-t-il, presque amer.

Il regarda sa sœur partir sans même chercher à la retenir. Il savait que tous ses efforts seraient vains. Après tout, ils avaient été élevés de la même façons. Après tout, elle avait le même caractère que lui, avec cette fichue fierté.
Cependant, elle ne fit pas que partir. Lorsqu'elle lâcha sa dernière phrase, Andrea sentit ses jambes se dérober sous lui. Il se raccrocha à un Matthew légèrement ahuri, laissant son regard vide errer au sol. Alexis, loin de connaître quoi que ce soit aux chevaux, avait donc récupéré Hope. La pouliche de sa défunte femme. La pouliche qu'il avait lâchement abandonnée, incapable de pouvoir s'en occuper correctement.
Pouliche qui devait être désormais plus jument qu'autre chose. A cette pensée, il sentit les larmes couler, se noyant dans les restes de lait mentholé.

Alors qu'il avait menti si ouvertement à sa sœur, elle n'avait écouté que son cœur et avait recueilli une jument qui représentait toute sa vie pour lui.
Il était un salaud fini.